Avertissement : cet article a été, entre autres, écrit pour témoigner de ce que nous avons vu dans le musée du crime génocidaire des Khmers rouges. Certaines images peuvent choquer.

Fort de notre expérience désastreuse du trajet Laos-Cambodge, nous prenons un bus de luxe pour touristes afin d’arriver dans des délais acceptables à Phnom Phen. Et nous arrivons à l’heure, malgré l’état lamentable des routes cambodgiennes.

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Nos amis Anna et Nico, installés depuis une dizaine d’années dans la capitale cambodgienne, nous accueillent. Les amis, c’est la dimension du quotidien qui nous manque le plus dans le voyage. Evidemment, on rencontre des gens qui deviennent aussi très rapidement des amis. Cependant, la plupart du temps, nos routes ne font que se croiser et il est difficile d’entretenir une relation de plus de quelques jours avec nos nouveaux compagnons. Il est aussi impossible de prévoir quand nous rencontrerons les prochains. Alors cette étape nous fait du bien. Nous squattons cinq jours chez Anna, Nico et Zia (qui est venue agrandir la famille depuis peu).

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C’est donc dans un cadre privilégié que nous découvrons Phnom Phen. Nico nous accompagne parfois dans la découverte de la ville. En passant par le marché Orussey, il commente les étalages de produits insolites. Nous découvrons ainsi qu’avant une cérémonie de crémation, on achète au défunt des représentations en carton et en plastique de tout un tas de biens matériels afin que le mort puisse vivre dans l’opulence lors sa prochaine vie. Des magasins se sont spécialisés dans le commerce de panoplies de montres Rolex, bijoux Cartier, costumes Armani, maisons hollywoodiennes et voitures de luxe… en toc.

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Un vrai business, on vous dit.

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Nico nous raconte aussi le déroulement des cérémonies de mariage en passant devant les loueuses de robes. Il faut parfois cinq robes différentes pour la mariée qui doit se changer à chaque étape de la journée.

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Bien calé en géopolitique, Nico nous donne un cours magistral d’histoire sur le Cambodge. Il nous révèle les enjeux économiques contemporains et nous explique les conflits frontaliers avec la Thaïlande et le Vietnam voisins. Au cours de nos déambulations phnomphénoises, il nous raconte aussi comment la ville a changé depuis son installation, il y a dix ans. Tout va très vite dans cette région du monde. A l’époque, il n’y avait pas d’éclairage public dans les rues. Phnom Phen était dangereuse avec des troupes d’enfants drogués agressifs, des vols de motos à main armée et des règlements de compte. La ville a d’ailleurs conservé une partie de son insécurité: les vols à la tire sur les lieux touristiques sont toujours d’actualité et il faut faire attention en sortant en mob après la tombée de la nuit… Internet est aussi arrivé récemment.

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Malgré cet accompagnement privilégié, nous avons du mal à trouver du charme à cette ville. Autrefois, une des plus belles villes d’Asie du sud-est, Phnom Phen a subi les affres des Khmers rouges. Tous les bâtiments religieux ont été brûlés, les maisons bourgeoises symboles de capitalisme ont été détruites et la ville est tombée dans un marasme économique qui a achevé son délabrement. Aujourd’hui nous la trouvons insipide, encombrée et moche. Phnom Phen, c’est l’enfer des trekkeurs urbains: quand ils existent, les trottoirs sont défoncés ou bouchés par un enchevêtrement de marchandises ou de motos. Nos promenades se font directement dans les gaz d’échappement et nous sommes constamment frôlés par des motos pétaradantes, des camions surchargés et des voitures de nouveaux riches.

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Les points d’intérêt touristique se concentrent autour du palais royal (qui n’arrive pas à la cheville du Wat Phrae Keo de Bangkok, soit dit en passant) et du musée national des beaux-arts (ou atterrissent toutes les statues, bas-reliefs et colonnes sculptées pillés dans les temples d’Angkor et interceptés par les douaniers… si si). Bref, nous n’aimons pas vraiment Phnom Phen.

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Mais le plus intéressant et terrifiant des sites à voir, c’est le musée du crime génocidaire, la prison où ont été interrogés plus de 20.000 supposés opposants politiques du régime des Khmers rouges entre avril 1975 et janvier 1979. Une visite des lieux s’impose pour mieux comprendre l’histoire contemporaine du pays.

On vous fait un résumé:

Tout commence en le 17 avril 1975. Une foules de jeunes gens aux visages froids et déterminés pénètre dans Phnom Phen, acclamée par la foule comme des libérateurs. Silencieusement, les partisans se dirigent vers les points stratégiques de la cité. La ville tombe, presque consentante, sous le joug des Khmers rouges. Le Cambodge est en proie depuis quelques années à de sévères troubles politiques et militaires qui ont fait plusieurs centaines de milliers de victimes. Les Cambodgiens croyant à la fin des hostilités accueillent les Khmers rouges dans la liesse.

Quelques jours plus tard, les Khmers rouges, sous prétexte de bombardement américains imminents, décident l’évacuation totale de la ville. Hommes, femmes, enfants, nourrissons, vieillards et mêmes les malades sur leur lit d’hôpitaux sont jetés sur les chemins sans avoir eu le temps de prendre quoi que ce soit. Plus de 2,5 millions de personnes sont ainsi expulsées en quelques jours. Aux portes de la ville, les militaires de l’ancien régime sont fusillés par l’Angkar, la nouvelle organisation militaire et politique des Khmers rouges. A leur tête, quatre personnes dans les mains desquelles se concentre l’intégralité du pouvoir. Parmi eux, le plus extrême est surnommé Pol Pot (pour Politique Potentielle).

Le reste de la population citadine est envoyé dans les rizières ou sur les chantiers de construction titanesques de digues et de systèmes d’irrigation destinés à assurer l’autosuffisance alimentaire du nouveau “Kampuchéa démocratique”. Les conditions de travail sont épouvantables: on travaille à mains nues 12h par jour en plein soleil avec des rations alimentaires insuffisantes, voire supprimées si les quotas de production ne sont pas atteints. Par ailleurs, les boeufs sont abattus, les arbres sont coupés (pour éviter le vol de fruits). Les ingénieurs agronomes ayant été supprimés (les intellectuels étaient considérés comme ennemis du régime), les récoltes sont catastrophiques. Le Cambodge est bientôt rongé par de terribles années de famine.

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Tuol Sleng

Parallèlement à l’expulsion des citadins (après Phnom Phen, les autres grandes villes du Cambodge sont aussi vidées de leur habitants), les Khmers rouges commencent à persécuter systématiquement les supposés opposants au régime. Représentants de l’ancienne élite, militaires, religieux, fonctionnaires, ouvriers, ingénieurs, enseignants, étrangers etc sont bien sûr visés. Mais en langage khmer rouge, le terme “opposant politique” à une définition extrêmement large. Il englobe toutes les personnes potentiellement éduquées: le simple fait de porter des lunettes ou de posséder un stylo suffisait à vous placer dans la catégorie à éliminer.

Tous les régimes de terreur ont besoin de voir leurs actes légitimés. Surtout que les Khmers rouges s’en prennent directement à leurs concitoyens. Pour sa bonne conscience, le régime tient absolument à faire avouer leurs fautes aux personnes soupçonnées. Pour ce faire, il transforme l’ancien lycée français, situé au centre de Phnom Phen, en lieu de détention. L’endroit prend le nom de Tuol Sleng ou camp S–21. Chaque personne arrêtée dans la région y est emmenée, emprisonnée et interrogée… Sur les plus de 20.000 personnes passées par cet endroit, seules sept en sortiront vivantes.

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On entre dans Tuol Sleng par la cour du lycée encadrée de bâtiment à étages style années 30. Aux étages, des grillages en barbelés pour empêcher les prisonniers de se suicider par défenestration.

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La première chose que l’on aperçoit, ce sont les tombes des 14 dernières victimes de S–21, retrouvées mortes, baignant dans leur sang, dans les salles de torture. Entre les tombes et les salles d’interrogatoire, on peut lire sur un grand panneau le règlement du camp. Il y a aussi des écriteaux qui recommandent le silence qui, de toute façon, tend à s’établir de lui-même.

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On commence par visiter les salles d’interrogatoire. Au milieu des anciennes salles de classe (il y a toujours les tableaux accrochés aux murs), un lit sans matelas dont le sommier métallique était branché sur le secteur. Des photographies accrochées aux murs montrent les salles telles qu’elles ont été découvertes par les Vietnamiens juste après l’évacuation du camp par les Khmers rouges. Les corps des victimes (celles enterrées dans la cours) gisent à terre le crâne éclaté ou sur les lits, le corps affreusement brûlé.

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Ensuite, on rentre dans la salle des photographies. Les Khmers rouges étaient des maniaques de la documentation et de l’archivage. Ils prenaient en photo chaque personne qui entrait dans le camp. Une chaise montée d’un système de maintien de la tête permettait une standardisation des clichés.

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Les images en noir et blanc, presque identiques, se multiplient à l’infini. Ce sont ces salles et leurs milliers de portraits qui sont les plus bouleversantes. Elles ont permis à de nombreuses familles de retrouver leur disparu après la chute du régime. Aux visiteurs, elles rendent compte de l’ampleur du crime génocidaire khmer.

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Nous sommes surpris par le nombre d’enfants et d’adolescents et parfois de bébé qui tapissent les murs. En effet, quand une personne était arrêtée, on emprisonnait aussi le reste de la famille.

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Ironie de l’histoire, certains gamins, qui associaient certainement l’appareil photo à quelque chose de positif, sourient au photographe.

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Plus loin, on peut aussi voir les photos des corps des individus qui ont succombé à leurs tortures. Les corps étaient si décharnés par la faim et mutilés qu’ils en étaient presque méconnaissables. Là, les photos sont à peine soutenables.

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Dans d’autres bâtiments, on peut voir les lettres d’aveux rédigés par les prisonniers lors de leur séjour à S–21. Obtenir des aveux écrits était capital pour les tortionnaires et le régime car cela légitimait… les persécutions et les tortures. Et comme l’évoque si bien la nouvelle (et excellente) campagne d’Amesty Internationale dont nous publions les affiches ci-dessous: “Torturez un homme et il vous racontera n’importe quoi”.

Et effectivement, les prisonniers avouaient tout et n’importe quoi. Des choses parfois complètement insignifiantes mais qui, sous le régime Khmer rouge, valait une condamnation à mort. On a ainsi pu lire dans une lettre rédigée par un gosse de 12 ans que, oui, il avait mal conduit la charrue dans les rizières, qu’il avait volé de la nourriture dans la cuisine de la ferme coopérative et que sans doute, il n’avait pas eu que de bonnes pensées au sujet de l’Angkar…

Plus loin, on peut voir sur des affiches constituées grâce aux témoignages des sept personnes qui ont survécu au camp, portant sur les différentes techniques de tortures utilisés par les Khmers rouges. Electrocution, noyade, découpage à vif des doigts et des seins, arrachage des dents, utilisation de scorpions, pendaison par les pieds pendant des heures… Les tortionnaires les plus jeunes (parfois pas plus qu’une dizaine d’années), endoctrinés par leur ainés de l’Angkar étaient, parait-il, plus sadiques que les adultes.

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On visite ensuite les salles de détention où les prisonniers étaient enfermés pendant parfois des mois. On les affamait et ils n’avaient le droit de se laver qu’une fois par semaine avec de l’eau qu’on leur jetait directement à travers les barreaux des fenêtres.

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Une fois les aveux obtenus, les prisonniers étaient emmenés dans un village non loin de Phnom Phen et exécutés à coup de pioche ou de crosse de fusils (on économisait ainsi les munitions). On peut aussi visiter ce site nommé “killing fields”. C’est là que l’on peut voir les amoncellements de crânes qui ont rendu célèbre le régime de Pol Pot.

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Entre les famines, les mauvais traitements et les persécutions, le régime de Pol Pot aura fait plus de 2 millions de victimes. Tous les Cambodgiens comptent des disparus dans leur famille. La population reste traumatisée.

Les parents d’Anna sont Cambodgiens. Ils ont eu l’excellente idée de quitter le pays quelques années avant l’arrivée des Khmers rouges et de faire leur vie en France. En revanche, les grands-parents restés sur place et déplacés lors de l’évacuation de Phnom Phen ont disparu. L’oncle d’Anna qui était, à l’époque, ambassadeur du Cambodge aux Etats-Unis a été rappelé à Phnom Phen par le régime khmer rouge et a lui aussi disparu immédiatement après. Anna pense qu’il a été emmené à Tuol Sleng.

Cet autogénocide perpétré par les Khmers rouges est marquant par sa proximité dans le temps et par sa dimension: on estime qu’il est proportionnellement plus important que celui des nazis pendant la seconde guerre mondiale (environ un quart de la population cambodgienne de l’époque).

On sort de Tuol Sleng hébétés et désespérés par le sentiment d’une histoire qui se répète. Dans un souci de “réconciliation nationale”, les Khmers rouges (officiellement considérés comme victimes du régime) ont été réintégrés à la population. Un procès contre les 4 dirigeants principaux du régime a été ouvert, mais n’a mené malheureusement à pas grand-chose. On s’est aussi empressé d’effacer les traces de génocide. Sans l’intervention des Vietnamiens en 1979 et de l’ONU en 1991, la prison de Tuol Sleng, aujourd’hui mémorial, aurait été rasée. La population souffre de problèmes psychologiques chroniques: dépression, insomnies, addictions. De nombreux parents ont abandonné l’éducation de leur enfants livrés aux dealers de drogue et aux gangs. Avec 40 psychologues pour 15 millions d’habitants, un système hospitalier au bord de l’implosion et une absence de volonté politique de prendre le problème à bras le corps, il va falloir plusieurs générations pour guérir les plaies…

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Sortis de Tuol Sleng, on a envie de profiter de la vie. Alors on organise des parties de Times Up endiablées avec Anna, Nico et Zia. On joue aussi à “cache-cache-lézard” et “course-poursuite-lézard” avec Zia et on profite de l’immense terrasse de l’appartement en espérant que les Cambodgiens sauront préserver la fragile paix qu’ils ont pu rétablir depuis peu.

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Retrouvez ici toutes les photos de Phnom Penh.

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